31 octobre 2030
Halloween. Si pour les enfants, c'était une des journées préférées, avec les costumes et les bonbons, pour les sorcières, c'était une autre histoire. Cette maudite veille de la Toussaint qui précédait Samain était également le jour où tous les démons -même ceux vaincus - étaient de sortie. Pas la journée favorite pour une sorcière comme moi, pour qui Halloween rimait avec double boulot. Pourtant, le réveil ce matin semblait moins difficile que les journées d'Halloween précédentes. La raison ? Sans doute que l'emmerdeur à côté duquel je venais de me réveiller devait y être pour quelque chose. En effet, ça faisait quelque mois maintenant que j'étais en couple avec Alejandro Garzia qui en plus d'être mon coéquipier était par ailleurs un fondateur. C'était une situation à la nouvelle et étrange pour moi. Nouvelle, parce que -moi la hantise des cupidons - je n'étais pas familière avec la notion de couple. Et étrange pour tellement de points. Déjà parce que de base, si on m'avait dit que je me réveillerais un matin à côté d'un fondateur, je me serais mise à rire. Je ne le détestais pas, mais un fondateur aurait été le dernier choix que j'aurais fait. Et ensuite parce qu'Alejandro était l'un des pires emmerdeurs qu'il m'ait été donné de rencontrer. Il était aussi chiant que moi. Mais comme c'était évertué certaines personnes à me le dire sans que je les écoute, visiblement l'amour n'était pas une question de choix. Ça vous tombait dessus. Ce casse-couille de Garzia m'était tombé dessus. Pas dans le sens littéral du terme, mais voilà où j'en étais désormais. À présent, il faisait battre mon cœur autant qu'il me tapait sur les nerfs et plus d'une fois, j'hésitais entre l'envie de le tuer ou de l'embrasser. Et le pire, c'est que ça me paraissait être quelque chose de naturellement sensé.

Lorsqu'il me demanda si j'avais bien dormi, je hochais positivement la tête, mon sourire faisant office de double confirmation. Je finis par trouver la motivation de me redresser pour m'adosser à la tête de lit à côté de lui. Bien qu'enfin éveillée, j'avais encore mes yeux qui luttaient contre la lumière entrant dans la chambre. Et face à la motivation toute matinale d'Alejandro déjà prêt à se lancer dans un pierre-papier-ciseaux pour déterminer lequel d'entre nous gagnerait le droit de rester couché, je soupirais de défaitisme.

- Pourquoi j'ai la sensation que tu vas gagner avant même qu'on ait joué...

Probablement à cause de ce rictus qu'il avait sur le visage et qui indiquait qu'il était déjà prêt pour la compétition, à peine levé. Et malheureusement pour moi, il me connaissait assez pour savoir que sans mon premier café du matin, je n'avais aucune chance de gagner. Attention, sans mon premier café, parce qu'après, j'aurais eu toutes mes chances de gagner. Sans compter que de nous deux, j'étais celle qui avait le pouvoir de s'éclipser dans la cuisine pour activer la machine. Même mes pouvoirs étaient contre moi.

- Une journée entière pleine de blessés en costumes, de mères paniquées parce que leur enfant aura avalé des bonbons de travers. Sans compter les démons qui tentent de profiter de ce jour pour tenter de revenir d'entre les morts. Tu penses que ça serait suspect si on disait qu'on avait la grippe et qu'on restait juste là toute la journée planqués ici ?

C'était si tentant... Mais c'était une question purement rhétorique. Évidemment que ça serait suspect. Nous deux en même temps avec la même excuse. Nos collègues penseraient direct qu'on se serait entretués ou qu'on voulait éviter de bosser à Halloween pour justement ne pas s'entretuer. Parce que oui, avec nos caractères respectifs, l'idée qu'on puisse être ensemble ne serait pas la première idée qui viendrait en tête à la caserne. Ni la deuxième. Peut-être même pas la troisième.

- Je ne suis pas certaine qu'au Valhalla, Pennywise soit le plus effrayant. Je veux dire, face à une valkyrie...

J'avais déjà côtoyé des valkyries. En dehors d'Alejandro qui était à côté de moi, bien sûr. Parmi celles que je connaissais le mieux, il y avait Aestra qui était certes à moitié valkyrie, mais qui en avait le tempérament à 100%. Sans compter bien d'autres que j'avais pu croiser au cours de ces dernières années. Je les connaissais certainement beaucoup moins, mais j'en avais vu assez pour savoir qu'elles étaient de ces femmes qui ne feraient qu'une bouchée d'un clown diabolique. Et même sans jamais l'avoir rencontré, j'étais quasi certaine que la première d'entre elles serait la mère d'Alejandro.

Quand je lui avais dit que j'avais la sensation d'avoir perdu avant même que la partie ne commence, il n'avait pas pu s'empêcher de s'auto-lancer des fleurs. Peut-être qu'on devrait plutôt faire un concours de modestie pour que je puisse avoir un espoir de gagner. Je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire fasse à l'esprit compétiteur d'Alex. C'était plus fort que lui.

- Non, je suis certaine que ce n'est pas pour ça.

Je fis semblant de réfléchir encore un peu à la question.

- Ah oui ! Parce que tu es un vil tricheur.

Pourquoi se lancer dans une partie perdu d'avance. Sans compter, qu'il était bien capable d'y ajouter une pincée de mauvaise foi pour gagner. Genre en inventant des règles ou des coups qui n'existaient pas en mode "C'est la version dont on y joue chez les valkyries/fondateurs." Le tout avec un aplomb et ce maudit visage stoïque qu'il savait avoir pour ne rien trahir de ce qu'il pensait. Le tout m'empêchant de deviner si c'était la vérité ou s'il mentait. Il me rendait chèvre quand il faisait ce foutu visage. Le pire, c'est que j'étais certaine qu'il le savait.

- Ne me tente pas. Je suis sûre d'avoir chez moi un bikini qui n'attend que je cède à la tentation de nous éclipser dans un endroit qui rime avec Dora.

Ou toute autre destination où le Monoï était l'odeur officielle. L'idée était alléchante. Pas de réseau, pas centre-ville enbouteillée, pas d'intervention pour des broutilles. Idéalement, pas de démons, mais au pire, si on devait se faire emmerder, ça distrairait Alejandro. Il suffisait de pas grand-chose pour que je me laisse convaincre par l'idée. En fait, j'étais déjà convaincue.

Mais désormais notre conversation dévia et Alejandro proposa d'envoyer le clown tueur sur Valhalla. ou plutôt devrais-je dire de le livrer en pâture aux valkyries pour qu'elles n'en fassent qu'une bouchée de lui.

- J'aurais presque pitié pour lui. Presque.

Oui parce que ça restait Pennywise. Mais si Alejandro voulait faire un exemple, il n'aurait eu qu'à me demander. J'avais en réserve une multitude de noms à proposer qui aurait pu tout autant faire l'affaire et dont l'idée qu'ils se fassent déboîter par des valkyries avait quelque chose de jouissif. Y avait-il moyen qu'Alejandro fasse des colis en envoi groupé ? Mais déjà la réalité nous rattrapait au son d'une notification de mon téléphone. Je fis une moue dépitée.

- Je suppose que l'appel du devoir est plus fort que l'appel du sable fin.

Je lançais à Alex un regard plein d'espoir, attendant à ce qu'il me fasse un potentiel signe de dénégation. Mais me rappelant que mon compagnon n'était pas juste mon coéquipier, mais également un fondateur, les chances qu'il encourage mes envies de paresse étaient moindres. Je devais me rendre à l'évidence, nous ne couperions pas à la journée infernale qui se profilait devant nous.

- Je te pique ça. Thé ou café ?

Je récupérais le drap pour m'en faire une sorte de robe de fortune, à défaut d'avoir mes vêtements à proximité et m'éclipsais en soupirant dans la cuisine pour aller chercher le petit déjeuner. Il avait gagné. Encore. Mais parce qu'il avait triché.

Comme je m'y attendais, il avait répliqué avec aplomb et mauvaise foi. Et comme je m'y attendais, il l'avait fait avec cet air sérieux. Pourquoi je n'étais même pas surprise... Et même en le sachant, ça arrivait encore à faire mouche avec moi. Foutu lui. Et le pire, c'est que j'étais persuadée qu'il savait qu'il avait réussi son coup. Fallait définitivement pas jouer au poker avec lui.

- Et accuser les autres d'être mauvais perdants, c'est ce que font toujours les vils tricheurs pour détourner l'attention à coup de mauvaise foi.

Lui plus que les autres. Et il le savait, même si bien évidemment, il ne l'avouerait jamais. Il était à la fois valkyrie et fondateur. Le pire package en terme de fierté un peu trop élevée.

- Et il n'y a pas meilleur que toi dans ce domaine.

Cette phrase sonnait autant comme un compliment que comme une critique. Mais ce n'était aucune dit comme un reproche. Chacun connaissait les plus gros défauts de l'autre et n'hésitait pas à s'en servir pour taquiner. On était définitivement un couple de deux chieurs et il y avait de fortes chances que s'emmerder l'un l'autre fasse partie intégrante de notre mode d'affection.
Quand Alejandro proposa le deal d'être sérieux aujourd'hui, mais de passer la semaine suivante sur une île ensoleillée, où il serait même en charge du petit déjeuner, mon visage s'illumina.

- Et tu oses prétendre que tu n'es pas doué pour parler aux femmes ?

Parce que là, il me prenait définitivement par les sentiments. Je ne pouvais qu'acquiescer à cette proposition prometteuse et alléchante.

- Vendu ! Je prends note de notre rendez-vous avec les cocotiers.

Et je n'allais pas oublier de sitôt. Ça n'allait pas me faire oublier la journée chaotique qui se profilait aujourd'hui, mais il avait réussi à me filer à sa manière un regain de motivation. Et je me décidais donc à préparer le café.
Je tiquais au surnom et esquissais une moue de fausse désapprobation. Je n'avais rien contre les surnoms, mais s'il y en avait qui me collait le moins au monde, c'était bien celui-là. J'avais définitivement la référence et j'étais habituée, pas encore totalement cependant, à l'humour d'Alejandro. Ne voulant pas lui faire le plaisir de râler, sachant que ça ne ferait que nourrir son ego d'emmerdeur s'il réussissait à me faire rouspéter ne serait-ce qu'un minimum, je me contentais de répondre de ce sourire de chieuse que je pouvais arborer parfois.

- Fait gaffe à ne pas te crâmer la rétine à trop admirer mon auréole.

Et tandis qu'il allait prendre sa douche, j'acceptais ma défaite tout en préparant nos cafés ainsi que des pancakes et du pain grillé. N'oubliant pas que j'étais toujours vêtue de cette toge drapée de fortune avec laquelle je devais faire gaffe de ne pas me prendre les pieds dedans, je décidais d'aller enfiler une chemise que je trouvais sur une chaise, le temps du petit déjeuner. Vu la taille, elle était à Alejandro. Je devrais de toute façon ensuite passer par la salle de bain pour me préparer pour aller ensuite à la caserne. Mon uniforme de secouriste étant dans mon sac de toute manière. En me changeant directement ici et ensuite en m'éclipsant discrètement à proximité, ça nous éviterait d'arriver ensemble ou de manière un peu trop synchro pour ne pas en devenir suspecte. C'est qu'il fallait bien qu'on s'organise pour pas que notre couple se fasse repérer par les collègues et leurs grandes gueules.

Devrais-je lui accorder le dernier mot au vu de sa réponse ? Sans doute. Allais-je le faire ? Bien sûr que non. Pourquoi ? Parce que c'était la dynamique de notre couple. Nous étions deux casse-couilles butés et aucun d'entre nous n'accepterait facilement de céder. Nos natures respectives étaient celles de deux personnalités qu'il ne valait mieux pas défier. Ce n'était pas tant qu'on aimait gagner, qu'on refusait surtout d'accorder aux autres la victoire. Un petit côté "C'est soit moi, soit personne". Et au final, même si notre couple semblait improbable, avec un certain recul, j'imaginais mal quelqu'un d'autre qu'Alejandro capable de me supporter en couple, autant que j'imaginais mal quelqu'un d'autre que moi faire pareil avec lui. Comme si on était la seule réponse l'un pour l'autre, de manière à la fois si surréaliste et en même temps si logique à la question "Mais qui donc serait assez cinglé pour finir avec toi ?".

- La défaite n'est acceptable que quand le jeu a été perdu à la loyale. Les vils tricheurs ne volent pas que la victoire, ils volent aussi la noblesse d'une défaite obtenue dans les règles.

Mouais. La noblesse d'une défaite...même moi je devais accorder que j'y croyais moyen, que ça faisait très envolée lyrique, tout ce que je n'étais pas de base. Je n'étais pas reconnue pour avoir l'âme d'une poétesse ou d'une adepte de la noblesse et de la chevalerie. J'étais plus connue pour être brute de décoffrage. Mais pour le principe d'être celle qui se devait d'avoir le dernier mot, je mettais toute ma conviction dans ma voix, de faire comme si ça sortait du tréfonds de mon âme, alors que ça sortait du tréfonds de ma mauvaise foi. D'ailleurs Alejandro ne put s'empêcher de me faire remarquer qu'il y avait une autre personne que lui qui était également douée pour la mauvaise foi.

- Ah oui ? Qui ça ?

Je lui offris mon air le plus innocent. Parce que je n'avais vraiment, mais alors vraiment aucune idée de qui il pouvait parler...

Deal fut ensuite passé sur le fait que si la fuite au soleil ne serait pas pour aujourd'hui, ce n'était que partie remise. Je fis une moue mi-amusée, mi-dubitative tout en secouant légèrement une main pour accentuer le fait que je doutais de son affirmation quand il osait prétendre ne pas savoir parler aux femmes. Il était un peu trop doué sur comment me prendre par les sentiments pour que je puisse en douter. Ou alors si j'étais vraiment la seule avec qui il avait ce talent, j'étais dans la merde. Ça voudrait dire que cet emmerdeur était ma kryptonite.

- Qui te dit qu'elles ne sont pas déjà là, bien cachées sous l'auréole ?

Je le défiais du regard tout sourire. Évidemment que je n'appartenais pas à l'autre camp, mais on savait lui et moi que mon caractère pouvait parfois s'enflammer bien plus vite que les flammes de l'Enfer. Surtout quand son caractère à lui faisait office de briquet.
Quand il revint de la douche, je fis glisser une tasse de café vers lui.

- Ça tombe bien, parce que je n'avais pas prévu de te la rendre.

Et comme pour couper court, de manière vile de ma part, à toute réplique venant de lui, je l'embrassais rapidement avant de me diriger à mon tour vers la salle de bain.